2.2 Le discours scientifique, approfondissements

Introduction

Nous avons parlé d’épistémologie mais il manque à notre approche une étude critique de la science en général, autrement dit une remise en cause de la philosophie naturelle qui est au fondement du dogme scientifique.
La philosophie naturelle est à l’origine des sciences et de la physique moderne. Le terme, fondé par Aristote, se donne pour ambition de connaître la nature. Ainsi, il a pu jusqu’au XVIIème siècle se confondre avec la physique, littéralement la connaissance de la nature. Depuis les travaux de Galilée, Descartes et surtout Newton, la physique désigne l’étude scientifique des causes naturelles. Contrairement à la philosophie naturelle qui est ouverte à toute épistémologie, la physique moderne est liée à une logique et une méthode expérimentale particulières.
Ainsi, pour ne pas enfermer la connaissance dans un pur scientisme, c’est-à-dire un rejet aveugle des explications extra sensibles ou illogiques, la philosophie naturelle fut réintroduite au XIXème siècle pour questionner notamment « la continuité de la science à la métaphysique, le rapport entre les mathématiques et le monde sensible, le naturalisme, les différentes classes de causalité en science et leurs relations avec le déterminisme et la liberté, ainsi que le problème de la compréhension de la hiérarchie naturelle et des liens entre ses différentes strates (physique, chimique, biologique, psychique et sociale) », « L’un des lieux où s’épanouit cette réflexion est le Cercle de Philosophie de la Nature auquel participent une centaine d’enseignants-chercheurs de plusieurs horizons intellectuels et géographiques. Il a été fondé en 2008 par Miguel Espinoza, de l’Université de Strasbourg »1. Ainsi, la philosophie naturelle est une discipline d’un très grand intérêt pour ma recherche car son domaine d’étude est précisément la frontière des connaissances scientifiques actuelles.

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I. D’où vient la connaissance ?

 A. La connaissance est matérielle

La science n’est pas la philosophie, bien que les deux traditions aient vocation à dire la vérité. En effet, là où la philosophie en général tente de connaître en se libérant de tout cadre physique ou théorique, la science est accepte au moins un, celui de l’expérience sensible. Autrement dit, le premier critère nécessaire à la vérité d’un phénomène, c’est la possibilité, dans un contexte défini, d’en faire l’expérience sensible. Ainsi, le réel de la science est fondamentalement celui de notre perception mais dans la mesure où les perceptions peuvent être identiques face à des phénomènes différents (trompe l’œil par exemple), il a fallu développer une méthode capable de définir une et une seule réalité, la réalité indépendante de notre volonté.
Classiquement, cette réalité est constituée de phénomènes définis par un certain nombre de caractéristiques. Plus les caractéristiques sont expérimentées de manière constante et reproductible, plus le phénomène est la manifestation probable d’une réalité. Pour s’assurer de la régularité et de la reproductibilité des perceptions, il faut les expérimenter plusieurs fois et le discours décrivant ces perceptions doit lui-même les évoquer de manière régulière et reproductible. Ainsi, une théorie scientifique se fonde d’abord sur des règles logiques qui correspondent à nos intuitions sensorielles fondamentales pour penser la perception.
Aristote est le premier à dresser dans ses Catégories une liste très complète de ces intuitions (« le terme de « catégorie » provient du verbe grec categorein, qui signifie « accuser ». Les catégories seront ainsi les modes d’accusation de l’être, c’est-à-dire les différentes façons de signifier et de désigner ce qui est en général »). Voici les dix catégories de la pensée selon Aristote : « la substance (ou essence), la quantité, la qualité, la relation, le lieu, le temps, la position, la possession, l’action, la passion »2. Je les avais déjà évoqué dans l’article d’approfondissement sur le langage, et avec elles leur critique. Pour compléter les 10 critères d’Aristote, je souhaite citer Kant et ses catégories de l’entendement présentées dans la Critique de la Raison Pure (1781). Le philosophe de Königsberg les associe à celles des jugements, ce qui donne les deux tableaux suivant :
Table des jugements
Quantité
Qualité
Relation
Modalité
Universels
Affirmatifs
Catégoriques
Problématiques
Particuliers
Négatifs
Hypothétiques
Assertoriques
Singuliers
Indéfinis
Disjonctifs
Apodictiques
Table des catégories de l’entendement
Quantité
Qualité
Relation
Modalité
Unité
Réalité
Substance – accident
Possibilité
Impossibilité
Pluralité
Négation
Cause – effet
Existence non-existence
Totalité
Limitation
Réciprocité
Nécessité – contingence
Je ne m’attarderai pas ici à décrire ces tableaux, mais Kant montre à travers eux que nos connaissances sont toutes issues de nos perceptions. Nos capacités à percevoir déterminent nos capacités à connaître. Il n’est donc pas possible d’élargir notre champ de connaissance sans élargir en même temps notre champ de perception. Autrement dit, nous ne connaissons jamais la chose en soi, mais seulement la perception de la chose. Il déclare « nous ne connaissons des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes ». L’existence ou pas du phénomène est relative à notre perception. En effet, comment savoir qu’il existe s’il n’est pas perçu ? Ainsi, dire que quelque chose n’existe pas, nulle part, est paradoxal car dans l’absolu, si ça « n’existe pas », c’est simplement parce qu’on ne l’a pas perçu dans notre environnement. Autrement dit, je ne sais pas s’il existe, mais je ne sais pas pour autant qu’il n’existe pas.

 

Ce fameux problème nous amène, et il s’agit là d’un tournant nécessaire, à deux grands débats opposant d’une part, les matérialistes aux idéalistes et d’autre part, les réalistes aux constructivistes. Pour le matérialisme, « il n’existe d’autre substance que la matière »3. Il s’agit donc d’un monisme de la matière, l’esprit n’a pas d’existence indépendante du corps. Tout est corps. Paradoxalement, le matérialisme peine à définir ce qu’est la matière en substance. Cette tâche semble plutôt relever de la science physique. Deux critères de définition de la matière sont proposés sur Wikipédia (on notera que la définition est seulement négative et relationnelle, extensive et non intensive) : « une réalité universelle qui ne dépend pas de la pensée, et notamment de la représentation que l’on en a ; un principe fondamental qui est la cause ou la raison de l’émergence de l’esprit ».
Il s’agit de ne pas confondre le matérialisme qui relève essentiellement de l’ontologie (qu’est ce que l’être), avec l’empirisme ou le réalisme, qui sont eux relatifs à une gnoséologie (qu’elle est la connaissance vraie). Alors que le matérialisme se contente d’affirmer l’existence d’un monde physique qui n’est pas relatif à nos perceptions, l’empirisme estime, aidé par le réalisme et le rationalisme, que la perception nous donne accès à ce monde immuable et vrai.
Il faut donc se méfier des ambitions réductionnistes qui associent hâtivement le matérialisme à un empirisme. Le matérialisme ne prend pas position pour une description particulière de la nature de l’être, il affirme son existence immuable indépendamment de nos perceptions relatives sans donner ni le moyen d’accéder à l’être, ni le critère de sélection du meilleur moyen. L’expérience sensible dans laquelle croit l’empirisme scientifique, n’est donc pour le moment qu’un moyen parmi d’autre de connaître.
Petite parenthèse historique pour souffler ! En France, l’usage du terme matérialisme comme doctrine philosophique s’impose au XIXème siècle mais les premiers penseurs matérialistes sont bien plus anciens. Les philosophes de Milet (VIème siècle av JC) en Grèce, comme Thalès et Anaximandre, avaient une conception mécaniste du matérialisme, proche de l’empirisme (est vrai ce qui est physique). Leur obsession était la recherche du principe premier duquel découleraient toutes les formes. Démocrite (IVème siècle av JC) est le premier à penser une version atomiste du matérialisme : les phénomènes résulteraient « d’une combinaison d’atomes se déplaçant dans le vide ». Plus tard, au XVIème siècle, Galilée surf sur la vague de la renaissance et contribue à la mathématisation des conceptions matérialistes des corps, du mouvement…
Ces propos sur le matérialisme, une branche majeure du réalisme, imposent une conclusion : il est impossible de savoir dans quelle mesure nos perceptions reflètent la réalité. Le matérialisme résiste à une connaissance objective. Nous allons donc tenter de sauver la connaissance objective du réel en parlant de l’idéalisme, l’autre branche du réalisme.

B. La connaissance est idéelle

Platon (Vème siècle av JC) est probablement le père de l’idéalisme qui se définit ici comme la foi dans l’existence indépendante et immuable de formes intellectuelles, les Idées. Le plus haut degré de connaissance est donc donné par l’intellect, la raison et les exemples issus de l’expérience ne peuvent suffire à fonder une vérité. L’analogie de la ligne, proposée par Platon, résume bien son épistémologie :
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Le célèbre mythe de la caverne témoigne aussi de la cosmologie de Platon. Pour le philosophe, « l’âme ne peut parvenir à l’être par le moyen des sensations »4. Selon lui, l’âme est la partie immuable de l’être qui en est éloignée par son incarnation dans un corps, une réalité sensible. Pour retrouver la vérité de l’être, il lui faut donc se « ressouvenir » de ses connaissances antérieures et pures. Il parle de réminiscence. Dans le Ménon, on peut ainsi lire : « Ainsi, immortelle et maintes fois renaissante l’âme a tout vu, tant ici-bas que dans l’Hadès, et il n’est rien qu’elle n’ait appris ; aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à ce que, sur la vertu et sur le reste, elle soit capable de se ressouvenir de ce qu’elle a su antérieurement » (la découverte est ici anamnèse). Chez Platon, la connaissance des Idées est cependant permise par la sensation, qui met l’esprit sur la voie de la vérité. Je ne m’attarderai pas sur la cosmologie et la théologie platonicienne. Sa pensée fut qualifiée d’idéaliste car elle considère que la réalité se fonde sur des idées, des formes abstraites (représentations mentales).
Platon défend bien un réalisme mais un réalisme dit des Idées. En effet, les Idées constituent pour lui une réalité qui, bien qu’invisible, n’en est pas moins intelligible et donc existante. Il est donc faut de qualifier Aristote de réaliste et Platon d’idéaliste. Tous les deux sont réalistes mais tandis qu’Aristote défend un réalisme immanent, physique, Platon prône un réalisme de l’intelligible, transcendant, abstrait. Ainsi, la juste opposition consiste à dire qu’Aristote est matérialiste et que Platon est idéaliste. Rigoureusement, on considère que les idéalistes font de l’esprit le substrat de la matière et que les matérialistes font de la matière le substrat de l’esprit. Il s’agit de traditions monistes car le réel n’a dans les deux cas qu’une seule origine (la matière ou l’esprit). Cependant, les penseurs reconnaissent généralement l’importance des deux dimensions (matérielle et idéelle). Le débats réside dans leur articulation.

C. Au-delà du réalisme, le constructivisme

A partir de la renaissance, des penseurs font avancer le débat et affinent la définition de l’idéalisme. Descartes (idéalisme problématique) est proche de Platon car il estime que la pensée est la seule chose dont nous puissions être certains. Il ne parle pas des résultats de la pensée, mais du processus de pensée lui-même (cogito ergo sum). Cependant, il croit en la pensée rationnelle comme voix de la vérité. Il rejoint en ce sens Platon. Kant (réalisme et idéalisme transcendantal) estime lui que seul le monde sensible est réel mais que ce dernier nous dépasse. Ainsi, plutôt que de connaître les objets d’un monde qui nous échappe, Kant étudie les conditions nécessaires à la connaissance de ces objets. C’est ainsi qu’il est arrivé aux catégories de l’entendement dont nous avons parlé, mais surtout aux concepts d’espace et de temps. Ce sont des noumènes, des formes a priori qu’on ne pas directement percevoir mais dont il faut admettre l’existence pour pouvoir penser quoique ce soit. C’est dans ces noumènes que se situe l’idéalisme kantien.
Au-delà de l’opposition matérialisme/idéalisme, qui sont comme nous l’avons vu deux approches du réalisme, on peut opposer le réalisme au constructivisme (aussi appelé subjectivisme, relativisme…). Les réalistes, qu’ils soient idéalistes ou matérialistes, considèrent que les fruits de notre perception et de notre conception sont l’expression de la réalité car beaucoup nous sont donnés indépendamment de notre volonté. Par exemple, quand je touche quelque chose de chaud, je ne peux pas choisir de ne pas me bruler. L’effet de la chaleur sur ma peau est une information objective et on peut donc dire que dans la Réalité, une matière fragile comme la peau est brulée lorsqu’elle entre en contact avec une intense source de chaleur. La faiblesse de cette approche tient dans l’affirmation d’une réalité indépendante de notre perception. Puisqu’on ne peut recueillir aucune information sans d’abord percevoir quelque chose, nous sommes incapables de connaître une réalité entièrement indépendante de nos perceptions. L’existence immuable de la Réalité est donc injustifiée. C’est sur cette idée que les constructivistes construisent leur théorie.
Pour les constructivistes (ce courant s’est formalisé récemment, mais on trouve des penseurs constructivistes depuis l’antiquité), la Réalité est en effet entièrement issue de notre subjectivité. Ainsi, chaque être sensible (humains comme animaux) perçoit une réalité différente en fonction de ses attribues biologiques et de son milieu culturel. Certains estiment que, dans la mesure où il est impossible de connaître sans engager notre subjectivité perceptive, alors toute caractéristique ontologique est arbitrairement attribuée et même la foi dans une régularité de nos perceptions ne peut nous mettre à l’abri de l’illusion. Par conséquent, le matérialisme réaliste ne peut pas définir la Réalité. Il n’est pas question de dire que nous sommes libres de définir la réalité qui nous chante car la plupart de nos perceptions sont données indépendamment de notre volonté. Cependant, on ne peut affirmer que ce mode d’expérience donne accès à une Réalité existant sans sujets pour la percevoir.
Le phénoménisme (Berkeley, Hume, Mach…) est un mouvement antérieur au constructivisme, mais il s’en rapproche puisqu’il affirme que le seul monde qui existe est celui qui est perçu (réductionisme). Autrement dit nous créons le monde vrai au fur et à mesure que nous le percevons ! Cette conception fait obstacle à toute tentative de connaissance réaliste car comme le souligne Alfred Jules Ayer, « si je peux être victime d’une illusion (ou d’une hallucination) sans le savoir, c’est que rien ne me permet de distinguer entre une expérience véridique et une illusion lorsque j’y suis confronté ». Il n’y a donc pas une réalité et des illusions, mais uniquement des perceptions dont il est impossible de connaître la nature objective. La prétendue vérité de l’empirisme scientifique repose sur des critères arbitraires de vérité comme la démonstration ou la récurrence. Mais ça n’est pas parce qu’une illusion est démontrée et récurrente qu’elle devient réelle, ça n’est pas parce que je perçois la manifestation physique d’un phénomène que ça n’est pas une illusion.
Berkeley est une icône de l’idéalisme empirique (phénoménisme). Il rejette toute existence a priori et donc tous concepts transcendants (espace et temps chez Kant, sujet pensant chez Descartes…). Berkeley nous dit « être c’est être perçu ou percevoir ». Tout est donc a posteriori. Toutes les idées sont particulières, relatives à une perception. Les abstractions ne nous rapprochent pas de la réalité, elles nous en éloignent. L’esprit construit des idées générales à partir de la conjonction de perceptions particulières pour simplifier le réel mais ces idées ne correspondent en aucun cas à une réalité. Berkeley s’oppose ainsi parfaitement à Platon. Il distingue les idées des sens et les idées de la réflexion (d’après Locke) : «  Il est visible à quiconque porte sa vue sur les objets de la connaissance humaine, qu’ils sont ou des idées véritablement imprimées sur les sens, ou des idées perçues quand l’attention s’applique aux passions et aux opérations de l’esprit, ou enfin des idées formées à l’aide de la mémoire et de l’imagination, en composant et divisant, ou ne faisant simplement que représenter celles qui ont été perçues originellement suivant les manières qu’on vient de dire. ». Notre dépendance à la perception nous interdit d’affirmer l’existence d’un monde en soi, indépendamment de la perception. On ne sait ni à quoi ressemble l’univers qui échappe à la perception ni s’il y a un univers parce qu’on ne peut connaître que ce qu’on perçoit.
Le débat réalisme/constructivisme est ancien et pourtant toujours aussi vif. Par exemple, Héraclite (VIème av JC) concevait déjà un monde où tout se meut sans cesse sans stabilité. Il n’y a donc pas d’unité de l’être, pas de vérité immuable, tout est en devenir, insaisissable. Il écrit : « Joignez ce qui est complet et ce qui ne l’est pas, ce qui concorde et ce qui discorde, ce qui est en harmonie et en désaccord ; de toutes choses une et d’une, toutes choses »4. Avec de tels propos, Héraclite ne peut être ni idéaliste ni matérialiste car une caractéristique commune à ces doctrines est l’immuabilité, la stabilité de leurs vérités. Il serait constructiviste. Tout est relatif au sujet. La réalité est un mobilisme universel. Cette vision est très proche de certaines philosophies asiatiques et notamment de la pensée de Laozi exprimée dans le Dao de Jing (VIIème siècle av JC). Des parallèles orient/occident furent d’ailleurs tracées à ce sujet par Sri Aurobindo, un penseur indien contemporain, dans son livre De la Grèce à l’Inde5.
Si Héraclite défend un mobilisme universel, Parménide (Vème siècle av JC) est lui pour un immobilisme universel. Concrètement, Parménide défend une stable unité de l’être, démontrée par la logique et l’expérience récurrente. Ses écrits et plus généralement la pensée de l’école éléatique à laquelle il se rattache, ont eu une grande influence sur notre philosophie. Ils sont repris par Platon et Aristote. Si Parménide de démontre pas qu’il existe une réalité indépendante de notre perception (personne ne le peut à ce jour), il démontre que tout n’est pas en mouvement permanent : il existe des phénomènes qui obéissent à des lois que l’on perçoit mais qui nous sont données.
En résumé, il y a donc d’un côté une vision réaliste qui croit que le monde est de nature rationnelle et matérielle. Ainsi nos perceptions et les théories scientifiques qui en sont issues doivent suffire à le connaître dans sa totalité. Toute nouvelle connaissance de la réalité sera nécessairement empirique et rationnelle. De l’autre côté, nous avons une pensée constructiviste qui croit que la Réalité du monde n’existe pas indépendamment de nos perceptions subjectives. Nous vivons donc potentiellement dans une grande illusion. Une alternative consiste à admettre que la réalité stable et immuable implique un double déterminisme : déterminisme du sujet perceptif car si nous pouvions tout percevoir à volonté, il n’y aurait plus de distinction possible entre le vrai et le faux. Et déterminisme du monde extérieur car si les informations perçues n’obéissaient à aucune loi universelle, alors il n’y aurait pas de raison pour que certaines se manifestent à nos sens de manière constante et récurrente. Cette vision est celle d’un réalisme constructiviste. Patrick Juignet en dégage deux conséquences6 :
  • La réalité n’est pas absolue mais relative, elle dépend de l’expérience qui la fait surgir.
  • La réalité manifeste une résistance qui ne dépend pas de notre expérience.
Fondamentalement, les réalistes pensent qui si nous percevons le monde d’une manière déterminée, c’est aussi parce qu’il se donne à percevoir de manière déterminée. S’il n’y avait pas déterminisme des informations circulant dans l’univers, il n’y aurait pas déterminisme de la perception de ces informations. En revanche, les réalistes ne peuvent pas réduire la Réalité à nos perceptions car dire qu’une partie des informations de l’univers sont déterminées en adéquation avec nos perceptions ne signifie pas que toutes les informations de l’univers le sont.

 

 II. Quelle finalité pour le discours scientifique ?

Nous avons vu dans la partie précédente que pour connaître une réalité stable, il fallait une rencontre entre le déterminisme de notre appareil perceptif et celui des informations circulant dans l’univers. Mais pouvons-nous accéder à des informations et donc à une réalité instables ?
Il faut, pour répondre à cette question, commencer par nuancer la définition de la réalité. Elles sont multiples et il est peu probable qu’une voix se fasse un jour entendre et nous dise « Platon avait raison » ou « Berkeley se trompait ». C’est le fameux« silence déraisonnable du monde » face à notre quête de vérité dont nous parle si bien Camus. Concrètement, il existe de nombreuses manières de connaître une réalité. Nous pouvons penser, percevoir, rêver, prier, mesurer, calculer… Chacun de ces outils nous propose une expérience du monde particulière et tous ont donc une existence et une réalité particulières. Une expérience onirique n’apportera pas la même chose que la visualisation par électroencéphalogramme d’un cerveau entrain de rêver. Comment savoir ce qui est le plus réel ? L’expérience du rêve ou l’activité électrique du cerveau ? On constate qu’il est absurde de choisir car il s’agit de deux connaissances différentes qui constituent deux réalités/vérités différentes. Pour le rêveur, le rêve existe car il en fait l’expérience directe, mais il ne peut pas percevoir son activité électrique lui-même. Pour le scientifique, le rêve n’est qu’un ensemble de réactions électriques dans un cerveau et donc n’existe pas en soi. Ainsi, il n’y a pas de phénomène vrais ou faux dans l’absolu, simplement des phénomènes pertinents ou pas relativement à la finalité de notre quête de connaissance. Si je veux connaître mes rêves pour raconter à mes amis les histoires qui s’y déroulent, la carte de l’activité électrique de mon cerveau pendant le rêve est peu pertinente et fausse car elle ne me permet pas de transmettre la connaissance que je cherche.
Fondamentalement, l’ambition des scientifiques n’est pas d’imposer aux hommes une vision froide et désenchantée du monde. Comment nous l’avons dit, ça n’est pas parce que je sais que mon rêve est le résultat d’une activité électrique dans mon cerveau qu’il n’existe pas comme expérience onirique. Mais alors quelle est l’ambition de la science ?
Nous en avons déjà parlé. La science se fonde sur une philosophie naturelle. Autrement dit, elle montre comment nos perceptions sont provoquées par des phénomènes eux-mêmes provoqués par d’autres phénomènes. Plus la relation entre les phénomènes se vérifie de manière sensible et constante, plus la connaissance est jugée vraie. Le critère absolu d’existence et de vérité du phénomène et sa perception. Quels avantages y a-t-il à faire de la perception un critère de vérité ?
D’abord, pour une information donnée, nos sens seront tous stimulés de la même manière si le contexte de perception est le même pour chaque individu. Observez par exemple, sur l’image ci-dessous, le champ humain de la perception sonore (fréquence et intensité) :

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Ici, on constate que notre champ auditif est très clairement défini par la zone jaune. En dessous de cette zone, personne (sauf peut-être exception) n’entend rien. Au dessus, nous endommageons notre système auditif. Il s’agit là de faits objectifs car leur manifestation ne dépend pas de la volonté. Les référentiels perceptifs ont beau faire partie de mon corps, de ma subjectivité, ils sont déterminés par nos capacités physiques, elles mêmes déterminées par notre évolution biologique, un phénomène sur lequel la volonté n’a pas de prise immédiate (on ne sait pas se faire pousser des ailes sur un coup de tête…). Par conséquent, il n’y a plus lieu de débattre sur la vérité ou l’existence d’un son A. Si mon oreille l’entend dans un contexte donné, il existe véritablement pour tous les êtres humains situés dans le même contexte. Je ne peux pas choisir de ne pas l’entendre à moins de modifier le contexte de perception (mettre un casque, me déplacer…).
Grâce à ce référentiel perceptif, la science est capable de définir avec précision le contexte, l’environnement dans lequel évoluent les individus. Connaissant les caractéristiques sonores d’une voix humaine et l’influence de l’environnement sur cette dernière, je serai capable d’évaluer approximativement à quelle distance se situe un appel au secours. Ma théorie est certaine car ma perception est constante : si le cri que j’entends est faible mais que j’entends normalement le bruit de mes pas, alors la faiblesse du cri n’est pas due à une anomalie auditive mais à son éloignement. Si les capacités perceptives de nos sens changeaient de manière aléatoire, la science serait incapable de définir une réalité stable et de déterminer l’origine ou la finalité des phénomènes. Si vivre c’est percevoir une réalité plus riche et plus complexe, alors fonder la connaissance scientifique sur les sens permet de vivre. En effet, la stabilité de nos capacités perceptives crée un référentiel pour comparer, associer et distinguer les systèmes qui s’offrent à nous. Contrairement à ce qu’on pense souvent, notre déterminisme physique est donc la condition essentielle de notre connaissance. C’est d’abord notre stabilité qui crée une réalité stable.
Cette approche nous permet-elle de voir plus clair dans le débat idéalisme/matérialisme ? Une chose est sûre, les scientifiques sont pour un réalisme des choses matérielles. Ils estiment donc que le son A est connu à partir du moment où il est perçu (matérialisme) et qu’il existerait même sans personne pour le percevoir (réalisme). Les langages scientifiques ne sont que des outils traduisant la réalité matérielle perçue. Ainsi, les axiomes des théories sont justifiés par leur « évidente » nécessité, c’est-à-dire en fait la nécessité des perceptions qu’ils évoquent. Comment maintenant justifier l’existence d’une réalité extra-perceptive ? Comment savoir dans quelle mesure la perception de la chose est la chose elle-même ?
Pour Berkeley, il n’y a aucun moyen de le savoir car on ne connaît jamais la chose elle-même. Au mieux, nous connaissons les caractéristiques régulières des perceptions associées aux choses. Nous pouvons par exemple constater que nos percevons les phénomènes quelque part autour de nous, avant et après d’autres phénomènes… Nous disons alors comme Kant que la réalité s’incarne nécessairement dans un espace-temps, mais cela signifie réduire la réalité à notre perception. Sous prétexte qu’un espace-temps est nécessaire à nos perceptions, l’espace-temps serait une réalité universelle. Cette conception est problématique car elle suppose une réduction de la réalité à notre capacité perceptive. Le jour où nous ne pourrons plus construire de capteurs plus puissants (pour étendre nos capacités perceptives), la découverte s’arrêtera. De plus, si nous ne pouvons rien percevoir et donc rien connaître qui ne soit incarné dans un espace-temps, l’intérieur d’un trou noir et l’origine de l’univers seront à jamais des mystères. Qu’il s’agisse des équations de la mécanique quantique, des idées platoniciennes ou des noumènes kantiens, toutes nos connaissances actuelles sont issues de nos perceptions biologiques. Ainsi, la science étend nos perceptions sur le plan quantitatif, mais pas sur le plan qualitatif. Cela fait 200 000 ans que nous utilisons cinq sens et pas un de plus. La science ne nous libère pas de nos perceptions, elle nous y enferme ! N’est-il pas temps d’aller voir au-delà ?
Si plutôt que de chercher à partir de nos perceptions physiques biologiquement déterminées nous essayons de découvrir d’autres formes de perceptions, capables de s’affranchir des cadres traditionnels que sont par exemple l’espace et le temps, alors nous pouvons espérer aller plus loin dans la connaissance. Autrement dit, il s’agit d’arrêter d’utiliser nos perceptions pour connaître le monde et de faire l’expérience directe de nos perceptions pour en découvrir de nouvelles. Je parle bien de la découverte d’une forme de sixième sens. Il s’agit, quoiqu’il en soit, d’une quête qui s’oppose à l’ordre naturel des choses (l’évolution biologique), qui sort de la philosophie naturelle.

Conclusion

Afin de bien mettre en évidence l’impasse dans laquelle nous serons tant que nous n’aurons pas découverts d’autres formes d’intuitions sensorielles, je propose de présenter les paradoxes des fondements, autrement dit les limites de la connaissance au-delà desquels nous ne pouvons pas aller. Mais avant cela, nous devons rappeler les fondements de la logique et montrer dans quelle mesure il s’agit d’un discours normatif.

  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Philosophie_naturelle#.C3.89tymologie
  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Cat%C3%A9gories_(Aristote)#Les_cat.C3.A9gories
  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Mat%C3%A9rialisme
  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/H%C3%A9raclite
  1. Aurobindo Sri, De la Grèce à l’Inde, 2000, Albin Michel.
  2. http://www.philosciences.com/Pss/philosophie-generale/ontologie-reel-realite/195-existence-reel-realite

3 réflexions sur “2.2 Le discours scientifique, approfondissements

    1. J’ai regardé la conférence. Je suis étonné des prises de position de Ricoeur en faveur de la religion chrétienne, mieux vaut je pense s’intéresser à lui pour ses travaux sur l’Histoire et la mémoire.

      Il livre ici un point de vue très étroit, je trouve, sur le concept de religion. On retrouve une partition dépassée entre le bien et le mal, dépassée car nous savons que tout est bon ou mal relativement à un modèle et une mesure particulière.

      Croire « en » ou croire « que » : il faudrait définir précisément la distinction. Quelle est la différence entre croire « en » l’existence de la bonté divine et croire « que » la bonté divine existe ? Selon moi, croire en quelque chose, c’est croire que quelque chose. Accepter une croyance implique nécessairement une prise de position arbitraire en faveur de quelque chose. Cela n’implique pas l’intolérance, mais ça empêche de remettre en question au moins une chose dans son développement personnel : la croyance. Et ce qui ne peut pas être remis en question par principe, c’est un dogme.

      Ricoeur définit le rassemblement religieux comme non politique. Je ne pense pas que les musulmans voient les choses de la même manière. Cette idée est très subjective. Dire que l’institution ecclésiastique n’est pas politique, c’est nécessairement heurter l’étudiant de science politique que je suis.

      Mais il y a plus problématique avec le religieux : les principes du message sont flous. Parler de Dieu, de bonté, d’homme, de délivrance, de Lumière, de bien, de vérité, de grâce… ne peut rien signifier en l’état. Il s’agit de concepts tautologiques qui peuvent servir n’importe quel but, n’importe quel projet.

      Il n’est plus possible aujourd’hui d’ignorer les systèmes de pensée complexe, que j’ai évoqué dans cet article, notamment sous le terme de constructivisme. Tout est question de postulats initiaux et de modèles de réalisation. Tu peux aussi regarder mon article sur l’épistémologie et le tableau consacré à l’épistémologie complexe (Edgard Morin) : https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89pist%C3%A9mologie

      Les sagesses asiatiques, et non religions, ont le mérite de défendre depuis plus de 2500 ans une conception complexe de l’être humain et du monde. La science d’aujourd’hui « redécouvre ce que le bouddhisme nous a enseigné il y a 2500 ans » (Trinh Xuan Thuan).

      Personnellement, je cherche à tisser un pont entre les repères rigides du judéo-christianisme et les lignes mouvantes des sagesses asiatiques. Par exemple, comment trouver le juste milieu entre l’être et le devenir ? Le pluralisme inclusif est une piste intéressante.

      Voilà les quelques idées que je peux communiquer 🙂 C’était stimulant de visionner cette vidéo, merci !

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